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Crush: Ce mot tendance qui redéfinit la relation amoureuse

Parler de son crush à ses meilleur-e-s ami-e-s, une nouvelle pratique chez les ados

«Ce concept s’inscrit tout particulièrement dans notre époque car il témoigne de cette grande articulation de la vie affective avec le numérique.» - Christine Détrez

© STOCKSY/VICTOR TORRES

C’est un, ou une mystérieuse inconnue, dont vous avez sûrement déjà entendu votre nièce, votre fils ou encore votre jeune collègue désigner par ce terme: «Mon crush.» Sorte de nouveau personnage romanesque des discussions de pause de midi ou des soirées pyjama, le crush, popularisé par la culture numérique, semble signer une manière inédite de désirer, de vibrer, d’aimer. C’est en tout cas la thèse de la sociologue française Christine Détrez.

Spécialiste des études sur la relation amoureuse au XXIe ​siècle, cette universitaire vient en effet de faire paraître Crush: fragments du nouveau discours amoureux (Éd. Flammarion). Dans cet essai passionnant, la chercheuse retrace la généalogie de ce concept qui n’a jamais autant été dans l’air du temps, et montre comment ce simple mot de quelques lettres, en apparence anodin, révèle tout le logiciel de la relation amoureuse à l’ère des réseaux sociaux et de la fluidité des identités. Interview.

FEMINA Vous, sociologue, comment en êtes-vous arrivée à écrire un essai très sérieux sur ce fameux «crush»?
Christine Détrez
Parce qu’un jour, je me suis soudain rendu compte que ce mot était complètement dans l’air du temps, et je ne m’en étais même pas aperçue! Il est ainsi apparu à moi lors d’entretiens avec des étudiants dans le cadre d’une enquête sociologique. Cette découverte m’a désarçonnée, car ce terme semblait cristalliser quelque chose que tout le monde connaissait, sauf moi. Évidemment, beaucoup de questions m’ont traversé l’esprit. Pourquoi ce mot et pourquoi maintenant? Son étude allait-elle être une façon d’approcher les écarts générationnels? Il fallait décidément que j’en sache plus.

Depuis quand ce terme est-il en vogue? Et d’où vient-il?
Il est utilisé depuis plus longtemps chez les ados américains, mais en Europe, sa présence dans le langage de tous les jours remonte à environ une dizaine d’années. C’est notamment via les réseaux sociaux Instagram et TikTok que le «crush» a essaimé chez nous. J’y ai rapidement vu une sorte de réaction à la culture Tinder, de plus en plus critiquée pour sa vision consumériste de la relation affective.

S’il fallait trouver un équivalent qui correspond bien à ce mot en français, j’emploierais volontiers l’expression «transport amoureux»: c’est une sensation qui nous remue, mais c’est aussi une sensation qu’on peut vivre au fil des déplacements du quotidien, qu’ils soient géographiques ou sur internet.

Vous indiquez qu’il demeure difficile de trouver une définition simple, un synonyme en français. Pourquoi ce mot anglais n’est-il pas soluble dans notre langue?
Car le concept de crush a quelque chose de neuf, il renvoie à un fonctionnement assez différent des applis de rencontre. Le crush n’a pas forcément comme vocation de rendre les choses plus claires, plus explicites, plus concrètes, ni de rendre publique l’attirance ressentie. L’idée est de rester dans le domaine de l’imaginaire, du rêve, d’en parler à son cercle d’amis et d’amies proches. C’est là la grande différence avec les autres types de «romances»: le crush est un intérêt qui demeure largement caché de la personne désignée.

Finalement, c’est qui, c’est quoi, l’objet d’un crush?
C’est une personne évidemment, mais qui peut évoluer dans l’environnement proche comme dans une dimension plus intangible. Cela va de la star internationale inaccessible au quidam que l’on croise tous les jours dans le bus, le «hallway crush», littéralement le crush de couloir ou des trajets quotidiens. On flashe sur cette personne puis l’on enquête en tentant de retrouver son identité sur les réseaux sociaux.

Comme je le disais, le but est avant tout d’en discuter secrètement avec ses amis et de le partager avec personne d’autre. À quoi bon, a-t-on envie de dire, puisque tout cela doit rester privé? Je crois qu’il s’agit là d’une pratique culturelle adolescente typique, comme le fut le flirt dans les années 60-70. Si je veux être en vogue, je dois avoir un crush. C’est en quelque sorte un apprentissage concernant la catégorie de personnes sur lesquelles il est possible de craquer, la révélation des limites, le décodage des signes dans les discussions.

Combien de temps peut-il durer? Est-il si éphémère qu’on l’imagine?
Le rapport à la consommation reste ici intéressant. D’un côté, nombre de jeunes adultes critiquent les applis de rencontre, mais beaucoup d’autres multiplient, enchaînent les crushs. De ce fait, le crush tend parfois à revenir dans l’économie de la consommation sentimentale.

Quelles sont ses limites?
Le but du crush n’est pas forcément de déboucher à un moment donné sur une déclaration à la personne concernée. D’ailleurs, la plupart se terminent avant que le sentiment ne soit rendu public. En général, la fin du crush se passe comme un gros soufflé au fromage qui se dégonfle, tout s’écroule car il y a eu tellement de fantasmes dessus que tout s’arrête au moindre événement de décristallisation, au moindre élément de réalité qui déplaît et entre en dissonance avec sa vision idéalisée de la personne.

Le crush en soi s’achève également lorsqu’il est rapporté, volontairement ou non, à la personne qui en fait l’objet. Soit les choses se concrétisent, soit il ne se passe rien et c’est alors classé. En cela, le crush ressemble beaucoup au flirt des années 60: il est un moment mais pas forcément une étape dans une suite d’événements logiques conduisant du premier regard au premier baiser.

À l’époque, le flirt était rarement la porte menant à la rencontre de la future épouse ou du futur mari. Le crush contient tout son sens en lui-même, il n’y a pas besoin de lui trouver une suite, un enchaînement.

Sa fin n’est donc ni un échec ni le constat d’une romance inutile. Il sert d’abord à être un ou une ado, à être quelqu’un de son âge et de son époque. Le crush participe à tout ce travail émotionnel qui prépare les futurs adultes à avoir des liens affectifs avec des inconnus. Il n’est en effet pas inné de maîtriser la relation à l’autre, on en apprend les codes, les interdits, les émotions. Le fait de manier ainsi ce concept de crush est une façon, aujourd’hui, de mener cet apprentissage avec des personnes de confiance.

Y a-t-il une différence d’usage entre filles et garçons?
Oui. Comme ce sont surtout les filles qui utilisent ce terme de crush, on voit que c’est un apprentissage très genré de la séduction, de la romance, se déroulant dans le cadre d’une sociabilisation elle aussi genrée. On voit alors poindre l’aspect entre guillemets négatif du crush: il révèle la pression plus forte exercée sur les filles à parler de crush, d’amour, de sentiment… Reste que cette pression a un certain bénéfice sur le long terme, puisqu’elle permet de développer davantage de compétences émotionnelles chez elles.

Qu’est-ce que l’usage de ce mot dit du rapport des jeunes à l’amour, au sexe, à la relation amoureuse?
Ce concept a de ce point de vue quelque chose de paradoxal. D’un côté, il s’inscrit dans la tradition de cette sociabilisation genrée où on attend plus des filles qu’elles parlent de romance. De l’autre, on voit qu’il est porteur d’un changement, celui de l’expression de la «dating fatigue», qui émerge dans notre société et qui n’est pas juste un truc à la mode.

On voit en outre que l’association classique faite entre amour, passion, exclusivité, souffrance, douleur est remise en question par le terme de crush. Il propose de s’interroger sur toutes ces catégories véhiculées culturellement, de prendre de la hauteur sur toutes ces notions dans le cadre de la relation à l’autre. D’ailleurs, il matérialise cette fluidité dans les attirances, cette envie de ne pas tout baliser. Beaucoup de filles déclarent avoir eu un crush pour des filles comme pour des garçons.

Ce mot offre une ouverture de l’éventail de l’imaginaire. Il y a une sorte de fluidité naturelle du concept qui permet de parler de tout ça. Le crush amical, quant à lui, est également une réalité et il peut être très fort. Ce mot n’est donc pas un concept enfermant, il permet en somme de définir l’indéfinissable et concerne une zone floue, dont chacun fait ce qu’il veut. C’est une manière de reprendre le contrôle sur le vécu émotionnel, de ne pas se laisser coincer dans une catégorie, on expérimente une intensité sans forcément définir ce qu’elle représente ni ce qu’elle peut donner dans le futur.

Pourquoi ce mot s’inscrit si bien dans notre époque?
Il ne faut pas trop chercher dans le crush le synonyme de quelque chose qui existait déjà auparavant sous un autre terme. C’est un mot dont les ados de notre époque avaient précisément besoin. Il a l’air comme ça un peu léger, un anglicisme vaguement pop sans trop de consistance, comme si dire «un crush» c’était dire «juste un crush», comme si cette apparente légèreté allait de pair.

Pourtant, ce concept s’inscrit tout particulièrement dans notre époque car il témoigne de cette grande articulation de la vie affective avec le numérique. Comme le coup de foudre allait avec le cinéma hollywoodien et le flirt avec la culture yéyé, le crush va avec les réseaux sociaux et les applis de rencontre, il est complètement ancré dans les pratiques actuelles des ados.

S’il fallait comparer, le flirt, lui, était plus dans l’idée de relation, de contact physique. C’est une histoire de rapprochement des corps où la jeune fille, autrefois pure et chaste, s’autorise à toucher, embrasser, mais sans pénétration, car les années 60 correspondent à une époque qui n’avait pas encore conquis la contraception. Le flirt était l’espace où l’on apprenait la grammaire amoureuse et physique.

En revanche, le crush n’est pas dans cet esprit. Il émerge à une époque où le rapprochement des corps n’est pas si tabou ni si compliqué. En fait, beaucoup semblent vouloir revenir à quelque chose de plus romantique dans cette ère du dating facile. C’est un rapport à «l’extimité», dans une époque où tout est intime mais extériorisé. Le crush laisse envisager le rapprochement des corps, mais celui-ci n’est pas encore là, car il subsiste la barrière, la frontière de l’écran.

La philosophie du crush peut-elle avoir un sens également chez les personnes plus âgées?
Je le crois. Le crush peut aider toutes les générations à avoir quelqu’un dans la tête sans que cela n’ait d’incidence, de conséquences automatiques sur la relation potentielle qu’on peut, éventuellement, avoir un jour. C’est une certaine liberté. 

Crush: Fragments du nouveau discours amoureux, de Christine Détrez, Éd. Flammarion, 186 p.

Quand l'IA aura un crush à notre place

Les années 2020 sont celles de la dating fatigue. Lassitude des swipes et des discussions qui se terminent en silence radio, quête infinie de The One qui peine à être identifié parmi la masse d’individus peuplant le paysage numérique, aspect désespérément chronophage de l’utilisation des plateformes… Séduire en ligne et savoir repérer de potentiels crushs, c’est presque devenu un métier tant cela prend du temps, avec son lot de charge mentale. Et ça, les applis de rencontre l’ont bien compris.

Alors que les utilisatrices et utilisateurs commencent à s’essouffler en ligne, parfois déçus et démotivés, plusieurs entreprises promettent de confier prochainement ce travail à… une intelligence artificielle. Finalement, rien de si surprenant. L’IA est déjà à l’œuvre sur ces plateformes tout au long des différentes étapes de l’interaction avec les autres: reconnaissance des faux profils, blocage des images inappropriées, aides à la conversation… Mais cette fois, l’intelligence artificielle pourrait carrément draguer à notre place. C’est en tout cas la prédiction de Whitney Wolfe Herd, fondatrice de l’appli de rencontre Bumble.

Lors d’une conférence sur l’avenir des plateformes, donnée dans le cadre de la conférence Bloomberg Tech à San Francisco, début mai 2024, la boss a dit voir dans sa boule de cristal de nouvelles technologies réjouissantes. «Il existe un monde où votre dating-concierge pourrait aller draguer pour vous avec d’autres dating-concierges», a ainsi imaginé l’entrepreneuse. En clair? Une IA serait chargée d’entrer en contact avec tous les profils identifiés comme compatibles, puis de papoter avec les IA associées à ces comptes afin de déterminer si affinité il y a.

De l’avis de Whitney Wolfe Herd, ces solutions futuristes profiteraient particulièrement aux utilisatrices. «Envoyer un message à 70 correspondants est épuisant sur une application où ce sont les femmes qui font le premier pas. Celles-ci ont déjà tellement de travail chaque jour. […] Elles nous ont dit que les rencontres étaient éreintantes.» Certes, la directrice de Bumble n’a pas précisé si, d’ici là, les problèmes de biais des algorithmes et leur dimension bien peu émotionnelle seront résolus.

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