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En cuisine, les stéréotypes de genre ont encore la vie dure

En cuisine les stereotypes de genre ont encore la vie dure

En Suisse, les chiffres parlent d’eux-mêmes: selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), en 2022, parmi 11’500 chefs et cheffes, seulement 1600 sont des femmes.

© STOCKSY/STUDIO FIRMA

«Les femmes à la cuisine». Ce vieil adage, transmis de génération en génération et rabâché à tout-va aux femmes, reste tenace. En cantonnant les femmes à la sphère domestique, la société les a éloignées du monde extérieur et de la vie professionnelle. À tel point que la cuisine et les tâches ménagères ont fini par être perçues comme des éléments constitutifs de l’identité féminine, voire l’essence même de la féminité. Pourtant, «tout est éminemment culturel. Rien n’est inné», défend Nora Bouazzouni, journaliste française et autrice de Faimnisme: quand le sexisme passe à table (Éd. Nouriturfu, 2017). De son côté, Pauline Milani, historienne et enseignante à l’Université de Fribourg, souligne: «Parce que c’est perçu comme naturel, on ne le considère pas comme un véritable travail nécessitant certaines compétences et connaissances, donc il n’est pas valorisé.»

Chef ou cheffe, un double standard

Aujourd’hui encore, ces stéréotypes ont la vie dure, et illustrent un double constat. Si la cuisine quotidienne est une affaire de femmes, la cuisine professionnelle de restaurant, la «haute» cuisine, est un bastion masculin. Nora Bouazzouni dénonce ce paradoxe: «Les femmes ont toujours été assignées aux fourneaux, mais dans toutes les cuisines professionnelles du monde, la parité est loin d’être atteinte.» En Suisse, les chiffres parlent d’eux-mêmes: selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), en 2022, parmi 11’500 chefs et cheffes, seulement 1600 sont des femmes. Autrement dit, près de 90% des cuisiniers professionnels en Suisse sont des hommes. Pourtant, du côté des aides en cuisine, parmi 21’000 travailleurs, il y a davantage de femmes (11’000) que d’hommes, ce qui démontre que cette disparité ne réside pas dans des intérêts divergents selon le genre. Pour Nora Bouazzouni, le sexisme qui gangrène ce domaine crée d’innombrables obstacles aux cuisinières pour gravir les échelons. «Dans les professions de prestige, il y a un entre-soi masculin, qui a l’air certes involontaire. Mais on sait qu’un mécanisme de cooptation se produit, les personnes déjà en place – majoritairement des hommes – favorisent leurs semblables», ajoute de son côté l’historienne et enseignante.

Le langage lui-même semble entretenir cette disparité. Attardons-nous sur le terme cuisinière:

«Pourquoi lorsque l’on entend «cuisinier», on pense à un chef étoilé, alors que quand on dit «cuisinière», ça évoque la dame de la cantine?» questionne Nora Bouazzouni, en s’appuyant sur les réflexions de Pierre Bourdieu de 1998 dans La Domination masculine.

Selon le sociologue, «les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes; il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent ennoblies et transfigurées».

Quid des mentalités?

En Suisse, il a fallu attendre 1985 pour que le Tribunal fédéral déclare illégal de réserver les cours ménagers exclusivement aux femmes. En outre, jusqu’en 1989, le Code civil suisse désignait l’homme comme chef de famille et la femme comme maîtresse du foyer. Pauline Milani souligne que cet héritage législatif n’est pas sans conséquence: «Ce n’est pas anodin, cela renvoie un message fort. Ce n’est pas seulement une question de mentalité, c’est ancré dans la loi.» Selon elle, il faut du temps avant que le changement de mœurs s’imprègne pleinement dans l’inconscient collectif.

Les statistiques montrent toutefois un certain progrès. En Suisse, les hommes, tous types de ménages confondus, consacrent désormais 19 heures par semaine aux tâches ménagères, soit trois heures de plus qu’il y a vingt ans, tandis que le temps dédié par les femmes est resté stable à 29 heures par semaine. Bien que les inégalités persistent, les hommes suisses se démarquent en comparaison à d’autres pays développés. En effet, la Suisse est l’un des pays où les hommes participent le plus aux tâches domestiques, avec une moyenne de 2,8 heures par jour, contre 2,2 heures dans l’Union européenne, selon l’OFS.

Toutefois, c’est en Scandinavie que l’écart entre hommes et femmes est le plus réduit. Il est intéressant de noter que parmi toutes les tâches domestiques, la préparation des repas est la plus consommatrice de temps. Une enquête de 2020 de l’OFS a révélé qu’en moyenne, en Suisse, les femmes y passent 7,8 heures par semaine, contre 4,5 heures pour les hommes. Concernant la mise de la table et la vaisselle, les femmes y consacrent 2,7 heures par semaine et les hommes 1,9 heure. Ces chiffres, bien que toujours inégalitaires, témoignent d’un rapprochement progressif.

Quand les réseaux s’invitent aux fourneaux

Autrefois, la cuisine était un lieu cloisonné où les femmes œuvraient souvent seules, à l’écart. Aujourd’hui, avec l’essor des réseaux sociaux, la cuisine s’est transformée en un espace de mise en scène face à des milliers de personnes. L’explosion des émissions culinaires, des blogs, des vidéos sociales, et des tutoriels en ligne a métamorphosé la cuisine en un spectacle à part entière. Cependant, un mouvement controversé gagne en popularité sur les réseaux: les tradwives (traditional wives, traduit en français par «femmes traditionnelles»). Ces influenceuses défendent le retour des femmes à la vie domestique et aux valeurs conservatrices, prônant la répartition traditionnelle des rôles au sein du foyer.

À l’écran, on y voit des femmes, d’une certaine classe sociale, bien apprêtées, se filmant dans leurs cuisines, fières de mijoter de bons petits plats pour leur mari qui, lui, travaille. «En tant que féministe, je revendique que toute femme est libre de faire ce qu’elle veut, travailler ou pas. Mais lorsque ce retour à la domesticité est accompagné d’un discours réactionnaire et qu’il prône la sortie des femmes du monde du travail, cela devient problématique», s’indigne la journaliste.

@haneiam Banana bread anyone ? #tradwife #fyp ♬ son original - Hanéia Maurer

En soi, cuisiner n’est pas un acte oppressif. Bien au contraire, il est profondément primitif et inscrit dans notre nature humaine. Se nourrir n’est pas accessoire. Comme le souligne Nora Bouazzouni, ce n’est pas «la pièce ou l’activité qui l’est, c’est la société qui en fait quelque chose d’oppressif parce qu’elle part du principe que c’est aux femmes de gérer tout ça, constamment».

Au-delà des considérations de genre, de nombreuses études ont démontré les bienfaits de cette activité: amélioration de la conscience sensorielle, stimulation de la créativité, augmentation de la relaxation. À l’heure où la sédentarisation, les heures d’écran et les plats industriels précuisinés envahissent notre quotidien, cuisiner permet de renouer avec un travail manuel, en position debout ou encore de reposer ses yeux des écrans. Loin d’être une corvée, elle peut être une activité enrichissante, pour peu qu’elle soit un choix délibéré, et non une injonction sociale.

Clés d’émancipation

Pour Pauline Milani, il est essentiel que des politiques égalitaires soient mises en place pour accélérer ce changement. Elle insiste sur le fait que ces politiques doivent également cibler les hommes, en leur offrant des solutions concrètes pour équilibrer leur vie professionnelle et privée, notamment en facilitant le travail à temps partiel. «Aujourd’hui encore, des normes sociales persistent, rendant moins acceptable pour les hommes de demander aux entreprises des horaires réduits», explique-t-elle.

Quant à Nora Bouazzouni, elle estime qu’il est notamment crucial d’éduquer les garçons dès le plus jeune âge et de les impliquer davantage dans les tâches domestiques. Le jour où la cuisine sera un choix délibéré pour les femmes, et non une obligation qui pèse sur leurs épaules, alors «nous pourrons véritablement parler d’émancipation», rétorque la journaliste. Ce n’est qu’à ce moment-là que la cuisine retrouvera sa véritable vocation: se nourrir et nourrir l’autre dans un lieu de partage où chacun peut s’épanouir, indépendamment du genre.


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