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Féminicides: Arrêtons de parler de «drame familial»

Le féminicide n'est toujours pas une infraction en soi dans le droit suisse.

«On a encore beaucoup de progrès à accomplir pour que la société suisse reconnaisse pleinement l’existence de ce type de crime, dont la motivation découle d’un schéma de société patriarcal.» - Mathilde Boyer, pénaliste et chercheuse à l'UNIL

© GETTY IMAGES/GODONG-PHILIPPE LISSAC

Comme la tuerie d’Yverdon en 2023, les meurtres de Vétroz, commis fin juillet, sont des crimes motivés par la possession d’une femme. Pourtant, personne n’ose parler de féminicides. Pourquoi demeure-t-il cette retenue de la police et des médias? Et comment expliquer que ce terme ne soit pas encore reconnu par le droit suisse? Eléments d’explication avec Mathilde Boyer, pénaliste travaillant sur le phénomène des violences conjugales et doctorante à l’Université de Lausanne.

FEMINA Le terme de féminicide est encore peu utilisé par la police et les médias. Pour les meurtres d’Yverdon et plus récemment de Vétroz, c’est notamment l’expression drame familial qui s’est imposée. Cela vous interpelle-t-il?
Mathilde Boyer
Le féminicide n’est toujours pas une infraction à part entière dans notre pays. Cela explique bien sûr en partie pourquoi la police reste sur des termes légaux et utilise plutôt le mot homicide. De plus, il n’est pas surprenant qu’elle se limite à ce mot dans les débuts de l’enquête, voulant au premier abord prendre les choses avec des pincettes avant de bien connaître le contexte. Mais lorsque le déroulé des faits est établi, un homme qui revient voir son ex-compagne et qui la tue, cela reste un féminicide.

Ce qui me dérange avec l’utilisation du mot drame, c’est qu’il enlève toute responsabilité à l’auteur. Un drame, c’est un glissement de terrain qui fait trois morts. Un mari qui tue sa femme, c’est un crime de possession.

Mais les médias, de leur côté, pourraient quand même traiter les choses différemment?
Oui, cette réutilisation du mot drame me choque. Le discours de la presse et de la police devrait quand même être plus clair dans ce genre de contexte et oser parler de féminicide, car c’est quand même bien de cela qu’il s’agit. Certes on a fait du chemin depuis l’affaire Bertrand Cantat en 2003 (le chanteur de Noir Désir tuait sa compagne Marie Trintignant en la rouant de coups, ndlr), où le traitement médiatique et judiciaire était vraiment plus choquant qu’aujourd’hui.

Mais on a encore beaucoup de progrès à accomplir pour que la société suisse reconnaisse pleinement l’existence de ce type de crime, dont la motivation découle d’un schéma de société patriarcal. Une femme meurt toutes les deux semaines à cause de la violence de son partenaire en Suisse. Ce n’est pas anecdotique. Il faudrait que la police, dans sa communication, et les médias, utilisent ce terme féminicide de manière plus systématique pour envoyer un signal fort.

Pourquoi n’est-il pas encore dans le code pénal?
Les chambres fédérales ont rejeté plusieurs fois une demande spécifique en ce sens, arguant que ces actes étaient déjà appréhendés par le droit suisse. Je vois pourtant dans ce refus une dimension idéologique. En effet, les mutilations des parties génitales sont une infraction déjà appréhendée par notre droit, pourtant, le législateur a décidé qu’il fallait en faire une infraction en soi pour envoyer un message fort et dissuasif pour celles et ceux qui commettent ces actes. Ces derniers sont d’ailleurs punis même s’ils ont eu lieu à l’étranger.

On voit donc que pour certains sujets, la Suisse est tout à fait capable et désireuse de créer une infraction à part entière afin de lutter contre des comportements perçus comme particulièrement intolérables.

Récemment, le terme féminicide a été mentionné dans deux arrêts cantonaux, l'un à Neuchâtel, l’autre au Jura, ainsi que dans un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, mais c’est une exception. Bien qu'il ne soit pas encore une infraction pénale en soi, je trouve qu’il s’agit d’un mot fort du point de vue symbolique, car il envoie le message que le meurtre découle de violences conjugales.

Son apparition dans la littérature scientifique et les débats ne date pourtant pas d’hier…
Le mot féminicide a été popularisé en 1992 grâce aux chercheuses Jill Radford et Diana Russell, qui publient alors un ouvrage intitulé Femicide, The Politics of Woman Killing («Politique du meurtre des femmes»). Une résolution du Conseil de l’Europe en 2010 lui a donné sa définition précise. Cette thématique n’est ainsi plus un mystère. La définition la plus simple du féminicide et la plus largement partagée est celle du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Il peut s’agir d’une mort causée par la violence de son compagnon, d’un membre de sa famille, ou encore par un inconnu croisé dans la rue.

Le décès d’une travailleuse du sexe sous les coups d’un client est aussi caractérisé comme un féminicide selon les définitions.

Mais d’un point de vue légal, il faut reconnaître que les choses sont parfois plus compliquées à mettre en place que la théorie le laisserait imaginer. Par exemple, comment déterminer avec certitude le mobile? Les circonstances?

Pourquoi alors ne pas se satisfaire des textes de loi déjà existants?
Le meurtre d’une femme par son conjoint est déjà appréhendé par le droit pénal, certes, mais l’intégrer sous le terme de féminicide dans les textes permettrait de donner un message fort. Pour une question symbolique, déjà, car il s’agit là de souligner qu’une femme a été tuée parce que femme, c’est une aberration inacceptable qui persiste au sein de notre société. Et puis, reconnaître ce terme et l’existence de ce type de crime permettrait une meilleure prévention, avec la possibilité de caractériser les signes avant-coureurs, car il ne s’est rarement rien passé avant un féminicide.

Mathilde Boyer, pénaliste travaillant sur le phénomène des violences conjugales et doctorante à l’Université de Lausanne
Mathilde Boyer, pénaliste travaillant sur le phénomène des violences conjugales et doctorante à l’Université de Lausanne. © FELIX IMHOF

C'est-à-dire?
Si l’on peut reconnaître que les choses avancent un peu en termes de lutte contre les violences faites aux femmes, je constate que plein de comportements constitutifs de violences demeurent peu réprimés par le droit pénal ou le sont de manière insatisfaisante.

Il existe encore, notamment, une mécompréhension du comportement de la victime, que ce soit par la population, les proches ou par les autorités pénales, par exemple lorsqu’elle veut rester quand même après les faits. Cela influence le droit actuel.

Mais le droit suisse à connu une évolution positive ces dernières années, puisqu'il n'y a plus besoin de la plainte de la victime pour poursuivre l'auteur des faits?
Certes, ces actes sont aujourd’hui poursuivis d’office et plus seulement sur plainte de la personne subissant les violences, mais les textes prévoient que les poursuites peuvent être suspendues avec l’accord de la victime et une évaluation positive du magistrat. Or, il peut parfois se révéler difficile pour ce dernier de se rendre compte qu’une victime peut être ambivalente car sous l’emprise de l’auteur des faits.

On peut donc faire des efforts pour mieux savoir identifier un enchaînement d’événements qui s’avère problématique et dangereux.

Cela passe notamment par plus de signalement et de protection en amont sur les violences psychologiques, peu réprimées par le droit suisse actuel. Cette possibilité de suspendre les poursuites est difficile à comprendre quand on sait qu’il s’agit d’un vrai problème de santé publique. Il est intéressant ici de faire un parallèle avec la consommation de stupéfiants qui constitue également un problème de santé publique, mais pour laquelle le législateur n’a pas de réticences sur le fait de poursuivre quasi systématiquement les auteurs.

Comment expliquez-vous cette différence de traitement?
Au moment de l’adoption de cette disposition, le Conseil fédéral parlait de notamment de tenir compte du contexte d’une infraction «à mettre sur le compte d’un dérapage unique d’une personne par ailleurs raisonnable», comme si on avait peur d’être trop dur avec les hommes, comme s’il y avait encore une réticence à entrer dans la sphère intime des gens. Pourtant un seul acte dénoncé est souvent la pointe de l’iceberg, je doute qu’une victime qui ait reçu une seule gifle voit l’auteur des faits devant la justice. Les violences sont rarement isolées.

Une autre explication à cette retenue est qu’on entretient encore beaucoup l’idée que les violences découlent d’une dispute entre deux partenaires, et qu’il y aurait en quelque sorte une coresponsabilité. On a vu lors de l’affaire Cantat que cet aspect a beaucoup été mis en avant. Les deux protagonistes ont été décrits comme des amants passionnés, impulsifs, sous l’emprise de l’alcool ou de la drogue. D’ailleurs, même si, parfois, des violence mutuelles peuvent exister, ce n’est pas pour autant que cela doit être cautionné et non pris en charge par la justice pénale.

Que pourrait apporter une inscription du féminicide dans le code pénal?
On peut se dire que cela ne serait pas forcément fondamental dans le sens où les actes en eux-mêmes - la violence physique, l’homicide - sont déjà réprimés pénalement. Mais cela permettrait sans doute de mieux les comprendre et de pouvoir agir avec plus d’efficacité en amont. Il faut un vrai débat sur la nécessité d’une nouvelle infraction de féminicide, où l’on se poserait des questions sur les mécaniques profondes de ce fléau national et mondial, où l’on se demanderait comment cela fonctionne réellement et comment on peut mieux prévenir de tels actes.

Une criminalisation explicite des féminicides permettrait en outre de mieux recenser ces crimes autour du globe, qui sont parfois enregistrés sous d'autres termes, ce qui rend plus compliqué la perception de l'ampleur de ce phénomène.

Si le féminicide n’existe pas pour le droit suisse, est-ce le cas partout ailleurs dans le monde?
Plusieurs pays ont décidé de légiférer sur la question, notamment en Amérique latine. Le Costa Rica l’a par exemple intégré à son code pénal dès 2007. En Europe, Chypre et Malte le reconnaissent comme un crime à part. Il faut toutefois souligner que la définition même de féminicide varie selon les Etats qui en ont fait une infraction distincte: il peut s’agir de tout meurtre d’une femme dû à sa condition de femme, ou alors seulement de la violence d’un homme sur sa compagne.

Certains pays ne retiennent pas ce terme en soi dans leur droit mais reconnaissent que le fait de tuer la personne avec laquelle on est ou on était mariée ou en concubinage, ou tuer une personne en raison de son genre, est une circonstance aggravante de l’homicide, à l’instar de la France ou de la Belgique.

A-t-on vu la situation évoluer dans les pays qui ont intégré le terme féminicide dans le droit pénal?
Selon le rapport de l’ONU sur l’incrimination des féminicides, il ne peut malheureusement être observé de baisses spectaculaires des actes perpétrés, notamment par manque de données précises, même si les résultats se jouent davantage du côté du nombre de condamnations. Il est en outre relevé qu’il y a beaucoup d’efforts à faire pour aider les femmes à sortir de relations violentes avant qu’il ne soit trop tard, ainsi que dans l’éducation des hommes.


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