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IVG: Le calvaire des Américaines privées de leurs droits

Avortement: Le calvaire des Américaines privées de leurs droits

Mélanie, une maman âgée de 16 ans, va au lycée de Brownsville au Texas. Un État qui interdit l'avortement même en cas de viol ou d'inceste.

© THEOPHILE SIMON

En ce 1er mai 2024, le Sénat de l’Arizona est en proie à une ferveur inhabituelle. Parmi les travées de l’hémicycle, les élu-e-s républicain-e-s et démocrates multiplient les conciliabules d’un air grave. Dans la coursive réservée au public, pas un siège n’est resté vacant. Une foule compacte retient son souffle, car le texte mis au vote ce matin-là est de toute première importance: les Démocrates réclament l’abolition d’une vieille loi interdisant complètement l’avortement en Arizona. Le texte, voté en 1864, était depuis longtemps relégué aux oubliettes de l’histoire. En 1973, une décision de la Cour suprême des États-Unis baptisée «Roe vs. Wade» avait sanctuarisé le droit à l’IVG au niveau fédéral.

Un demi-siècle plus tard, en juin 2022, la même Cour suprême, cette fois composée d’une majorité de magistrat-e-s conservateur-rice-s, est revenue sur sa propre jurisprudence et a laissé aux États américains le soin de définir eux-mêmes leur politique en matière d’avortement. Quatorze États ont depuis interdit l’IVG. Sept autres en ont fortement restreint l’accès, par exemple en abaissant à une poignée de semaines la durée de grossesse maximum autorisée pour une IVG. En deux ans, 40% des femmes américaines en âge de procréer ont perdu tout ou partie de leur droit d’avorter.

Vent de révolte en Arizona

Le 9 avril 2024, l’Arizona bascule d’une interdiction partielle à une interdiction complète: non content-e-s d’avoir interdit l’IVG au-delà de 15 semaines de grossesse, les Républicain-e-s de l’état exhument la loi de 1864 et réclament son application auprès de la Cour suprême de l’Arizona. L’institution, dont la totalité des juges sont conservateur-rice-s, donne son feu vert. Un vent de panique balaie la population de l’Arizona. «Le retour de la loi de 1864 a été un tremblement de terre pour la jeune génération, par-delà des attaches partisanes. Lorsque la nouvelle est tombée, beaucoup de jeunes se sont effondré-e-s en larmes», se souvient Patti O’Neil, la cheffe du parti démocrate en Arizona, venue assister à la mise au vote de la loi d’abrogation au Sénat.

Dans l’hémicycle, un élu proclame d’un ton solennel: «À 16 voix contre 14, le texte est adopté. La loi de 1864 est abrogée.» Le décompte des votes s’égrène à l’écran et dévoile une surprise. Deux élu-e-s républicain-e-s ont voté avec les Démocrates. Les insultes fusent de la part des militant-e-s anti-IVG présent-e-s dans la coursive, pour beaucoup des mâles blancs bardés de convictions religieuses. «Quelle honte! Vous ne l’emporterez pas au paradis! », hurle l’un d’eux en brandissant le poing. Patti O’Neil, en revanche, se frotte les mains. «Les deux Républicain-e-s qui ont voté contre leur camp viennent de districts qui peuvent basculer aux prochaines élections. Il et elle ont peur. Les conservateur-rice-s comprennent que ces lois anti-IVG risquent fort de leur coûter l’élection présidentielle en novembre», analyse-t-elle.

IVG: Le calvaire des Américaines privées de leurs droits
Des opposant-e-s à l’IVG durant le vote sur l’abrogation de la loi de 1864 devant le Sénat de l’Arizona, le 1er mai 2024. © THEOPHILE SIMON

Boulet politique pour Donald Trump

L’Arizona s’annonce en effet comme l’une des étapes décisives dans la course à la Maison-Blanche, puisqu’il compte parmi les sept swing states (États clés) susceptibles de basculer dans un camp ou dans l’autre. En 2016, l’Arizona avait voté pour Donald Trump. Joe Biden avait ensuite remporté l’État d’une courte tête en 2020. Pour 2024, les sondages donnaient ces derniers mois l’avantage au candidat républicain. Mais la tendance s’est inversée pour la première fois début mai, en partie à cause de la question de l’avortement. D’après les enquêtes d’opinion, deux tiers des habitant-e-s de l’Arizona étaient opposé-e-s à la loi de 1864.

L’avortement est aussi un puissant carburant politique à l’échelle nationale. Les deux tiers des électeur-rice-s des swing states estiment ainsi que l’avortement doit être autorisé. 39% des électrices habitant en zone urbaine - une catégorie démographique dont la participation électorale est particulièrement élevée – de ces États clés considèrent que l’accès à l’IVG constituera le premier critère de leur vote, très loin devant tous les autres sujets. Parmi les sympathisantes républicaines, plus de la moitié estiment enfin que Donald Trump se montre «trop restrictif» sur le sujet.

L’ancien président a senti le danger. Après s’être longtemps vanté d’être à l’origine de la nomination des juges responsables de l’abrogation de «Roe vs. Wade» et avoir promis d’inscrire l’interdiction de l’avortement dans la loi fédérale, Donald Trump met depuis peu de l’eau dans son vin. En avril 2024, il a déclaré que les Républicain-e-s de l’Arizona avaient été «trop loin» en tentant de ressusciter la loi de 1864, avant de renoncer à une interdiction nationale de l’avortement.

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Amirah Coronado et Lexie Rodriguez, deux militantes pro-IVG, se tiennent devant le Sénat de l’Arizona à Phoenix. © THEOPHILE SIMON

Ce rétropédalage ne convainc guère Amirah Coronado et Lexie Rodriguez, qui voteront pour la première fois en novembre. Sur le parvis du Sénat de l’Arizona, affublées de bandanas roses, les deux adolescentes de 17 ans sont venues manifester pour le droit à l’IVG en compagnie de Marisol, la mère d’Amirah. Elles jurent à l’unisson de tout faire pour empêcher Donald Trump de revenir à la Maison-Blanche. «Les Républicain-e-s ont déclaré la guerre aux femmes. Nous allons remuer ciel et terre pour faire de la question de l’IVG la question centrale de l’élection. Toutes nos amies, même les moins politisées, sont cette fois conscientes que leurs vies seront littéralement en cause lors du scrutin», tempêtent-elles avant de s’écharper avec un quadragénaire armé d’une pancarte assimilant l’avortement à l’esclavage et l’holocauste.

Fuir l'État pour avorter

Mille kilomètres plus à l’est, le Texas offre un funeste aperçu du danger guettant les habitantes de l’Arizona. Depuis août 2022, les IVG y sont interdites, y compris en cas de viol ou d’inceste, même au moyen d’une pilule abortive. Résultat, des dizaines de milliers de Texanes doivent désormais se rendre dans un autre État pour avorter. Alexandria Cardenas, 24 ans, est l’une de ces voyageuses d’un nouveau genre.

«J’ai dû fuir le Texas avec mon copain pour obtenir une pilule abortive dans une clinique en Californie, c’était un cauchemar», témoigne cette travailleuse sociale depuis sa maison de Houston.

En janvier 2023, après avoir découvert sa grossesse, la jeune femme pousse la porte du planning familial pour se renseigner sur l’IVG. Elle est accueillie par un silence gêné.

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Alexandria Cardenas, 24 ans, a dû se rendre jusqu’en Californie pour avorter. © THEOPHILE SIMON

«Les médecins n’ont plus le droit de conseiller les patientes et osent à peine prononcer le mot «avortement». En Californie, la clinique n’acceptait que les espèces pour régler le traitement et ne m’a même pas autorisée à garder une photo imprimée de mon échographie, de peur d’être un jour poursuivie par le Texas, raconte-t-elle tristement. Je me suis retrouvée à avaler ma pilule dans un Airbnb de San Diego. Les crampes abdominales et les saignements ont été horriblement douloureux. Je ne me suis jamais sentie aussi seule, loin de chez moi. C’était terrifiant.»

Lors de son retour à Houston, le mal physique laisse place à la paranoïa. Selon la loi texane, toute personne «aidant ou incitant» une IVG est passible de poursuites judiciaires. N’importe quel-le habitant-e du Texas peut par ailleurs assigner au tribunal une personne suspectée d’avoir aidé un avortement, entraînant un climat de suspicion généralisée. En mars 2023, un homme a porté plainte contre trois femmes accusées d’avoir aidé son ex-femme à se procurer une pilule abortive, réclamant à chacune un million de dollars en dommages et intérêts.

«L’avortement au Texas n’est pas seulement interdit, il est criminalisé. Cette ambiance a beaucoup pesé sur mon moral. Je n’arrêtais pas de douter de mon avortement et je n’avais personne à qui me confier. Je n’ai pas tardé à sombrer dans une dépression», poursuit Alexandria d’une voix blanche.

Un soir d’été, après quatre mois à broyer du noir, elle craque et empoigne une boîte de paracétamol. «J’ai failli tout avaler pour me suicider. Aucune femme ne devrait en arriver là simplement parce qu’elle n’était pas prête à accueillir un enfant. Si j’ai une fille un jour, jamais je ne l’élèverai au Texas», hoquette Alexandria avant de fondre en larmes.

Une IVG au péril de leurs vies

La jeune femme n’est pas la seule à avoir frôlé le drame. En théorie, la loi texane n’autorise les IVG que dans le cas où la grossesse menace la mère d’un péril mortel. Mais cette exception n’est que rarement appliquée dans la réalité. Depuis la fin de «Roe v. Wade», les incidents médicaux se multiplient. Lauren Miller, 36 ans, en a fait l’amère expérience. À l’été 2022, quelques semaines après avoir appris être enceinte de jumeaux, cette cadre en entreprise installée à Dallas avec son mari apprend que l’un de ses deux fœtus est atteint de trisomie 18. Bien que le fœtus malade n’ait que peu de chances de survie et menace la santé du fœtus viable ainsi que celle de sa mère, les médecins refusent d’intervenir.

«La loi entretient à dessein le flou sur ce qui constitue ou non une urgence médicale, et ce flou terrifie les médecins. Sous la pression politique, l’Ordre des médecins de l’État a récemment dû clarifier les critères d’exception. Mais ils se sont contentés de demander aux médecins d’écrire une dissertation pour se justifier, ce qui a empiré le problème», explique Lauren Miller depuis sa vaste maison située dans un quartier cossu. Après deux séjours aux urgences pour cause de complications dans sa grossesse, craignant pour sa vie, Lauren se résout à son tour à quitter l’État.

«J’ai dû me rendre au Colorado pour avorter du fœtus non viable. Cette soudaine vulnérabilité, cette impossibilité de contrôler mon propre corps même en cas de danger, est une sensation qui me hantera pour longtemps», continue Lauren, qui a porté plainte contre l’État du Texas aux côtés de 23 autres femmes ayant été confrontées à une expérience similaire. «Cet avortement m’a coûté plusieurs milliers de dollars. J’ai de la chance d’en avoir eu les moyens, mais je n’ose même pas imaginer dans quelles affreuses situations se retrouvent les femmes en difficultés financières», conclut-elle en câlinant son fils Henry, un an, le jumeau ayant survécu.

«Ces lois sont racistes et classistes»

Les associations, elles, sont chaque jour confrontées aux conséquences néfastes des lois anti-IVG sur les personnes les plus défavorisées. Fund Texas Choice (FTC), une association offrant un coup de pouce financier aux femmes voulant avorter, a vu le nombre de demandes d’aide exploser au cours des deux dernières années. «Nous sommes passées d’une cinquantaine d’appels mensuels à plus de trois cents. Nous ne pouvons plus répondre à tout le monde, détaille Anna Rupani, la directrice, rencontrée à Dallas. 85% des gens qui nous demandent de l’aide appartiennent à des minorités ethniques, alors qu’elles composent moins de la moitié de la population du Texas. La réalité, c’est que ces lois sont racistes et classistes.»

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Anna Rupani est directrice de l’ONG Fund Texas Choice, à Dallas. © THEOPHILE SIMON

Parmi les minorités ethniques, les migrantes et les mineures sont particulièrement vulnérables.

«Les adolescentes comprennent souvent moins bien leur corps que les adultes, et ont tendance à découvrir leur grossesse plus tardivement», explique Jazmine Molina, la responsable d’une association spécialisée dans l’aide aux adolescentes cherchant à avorter.

«Beaucoup n’osent pas en parler à leurs parents et ne disposent d’aucune ressource pour entreprendre le voyage. Ces obstacles font perdre un temps précieux.» Pour la première fois depuis quinze ans, le nombre de grossesses adolescentes repart à la hausse au Texas.

Cette tendance se vérifie à Brownsville, une ville frontalière du Mexique peuplée à 99% de Latino-a-s et où le taux de pauvreté est deux fois supérieur à la moyenne nationale.

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Des enfants d’adolescentes dans un lycée de Brownsville, non loin de la frontière mexicaine. © THEOPHILE SIMON

«De plus en plus de mes élèves tombent enceintes dès l’âge de 14 ou 15 ans. Certaines ont moins de 18 ans et entament déjà leur troisième grossesse. Les gens sont livrés à eux-mêmes, et l’État du Texas n’a pas alloué davantage de ressources pour aider ceux qui ne peuvent plus avoir recours à l’avortement», confirme Cynthia Cardenas, la directrice d’un établissement scolaire de la ville dédié à l’accueil de mères adolescentes. «Le monde regarde les États-Unis faire un grand bond en arrière, lâche Anna Rupani, dépitée. C’est une leçon à tirer: il ne faut pas penser que le droit à l’avortement est un acquis éternel.»

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