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La philosophe Christine van Geen démystifie l’allumeuse

La philosophe christine van geen demystifie lallumeuse

Dans Lolita (1997), Humbert (Jeremy Irons) tombe amoureux de la très jeune Dolores (Dominique Swain). Un personnage de nymphette comme on ne verrait plus au cinéma en 2024 ou du moins pas sans dénoncer l’emprise masculine.

© ALAMY/AJ PICS

Le mot allumeuse résonne fortement dans notre Histoire. À Bâle, en 2020, une jeune femme est agressée par deux hommes. Fin juillet 2021, la peine de l’un des agresseurs est réduite, car la Cour d’appel estime que dans une histoire de séduction, la victime a «joué avec le feu». Pire, le Tribunal fédéral communique par la suite que la durée d’un viol peut être prise en compte pour apprécier la peine d’un agresseur, jugeant les 11 minutes d’agression comme un viol «relativement court». Après l’effroi, on recommande la lecture d’Allumeuse, Genèse d’un mythe (Éd. Seuil), de la journaliste, enseignante, docteure et agrégée de philosophie Christine van Geen, soit un essai pour émanciper les femmes de ce terme qui cautionne encore, en 2024, des violences sexistes et sexuelles.

FEMINA Comment avez-vous l'idée d'écrire sur la genèse de l'allumeuse?
Christine van Geen Un déclic. Comme beaucoup de gens, j’ai été marquée par Me Too. Les notions de consentement se sont imposées dans un discours ambiant, devenant comme des slogans, alors qu'elles n’existaient pas du tout quand j'étais plus jeune. Un jour pourtant, bien après Me Too, à un dîner, une femme féministe autoproclamée a lancé: «Je ne comprends pas ces filles qui chauffent les mecs et qui disent à la dernière minute: non, je ne veux plus». Cette discussion m'a mise extrêmement mal à l'aise. Le débat manquait d'arguments même pour celles et ceux qui s'opposaient à cette vision. Je me suis dit qu'il y avait là un problème fondamental. Qu'est-ce qui nous amène, dans notre culture, à ne pas être encore complètement au clair avec tout ça?

Quel portrait-robot faites-vous de l’allumeuse?
L'allumeuse existe dans la tête des gens. C'est cette femme qui est censée rendre les hommes fous de désir, et le faire facilement, juste parce qu'elle en a décidé ainsi. Elle ne veut pas forcément coucher avec, mais le leur fait croire. Cette vision de comportements manipulateurs est largement le fruit de projections mentales. Ce sont essentiellement des frustrations masculines qui sont projetées sur les femmes: j'en donne de nombreux exemples dans mon livre.

Comment appelle-t-on une allumeuse en 2024?
J'entends souvent chez les ados, il est dans mon livre d'ailleurs, le mot BDH pour bandeuse d'hommes. Il vient du rappeur marseillais Jul. Une bandeuse d'hommes, c'est une fille, comme son nom l'indique, qui fait bander les hommes volontairement.

Vous avez découvert qu’il existe un déguisement d’allumeuse…
Il existe vraiment, en vente sous ce nom sur un site internet. Les hommes qui font leur enterrement de vie de garçons peuvent commander ce «costume d'allumeuse» pour le porter eux-mêmes, avec une perruque blonde à la Marilyn, des longs gants, une robe imprimée léopard très courte, de grandes bottes avec des hauts talons. Il y a tout un imaginaire cristallisé, représenté par cette figure de l'allumeuse.

De quand date ce terme et que signifie-t-il?
Il est assez récent puisqu'il date de 1850. Il permet de justifier une violence sexuelle. On attribue à la femme le fait d'en être la cause, le sujet et la victime.

Elle a allumé le désir, comme on allume la lumière: elle est donc à l'origine des événements qui en découlent, à savoir la prise de son corps. Cette notion est aussi ancienne que le patriarcat.

Toutes les oppressions tiennent toujours par l’idée d'accuser leurs victimes et de les rendre coupables. Cette méthode marche tellement bien: elle referme son piège sur ses victimes, honteuses, qui n’osent plus réclamer justice. Donc l'oppression perdure.

Les sirènes, Ève, Lolita, mais aussi les chanteuses de pop ou de rap… De l’Antiquité à nos jours, vous citez dans votre livre des figures jugées comme des allumeuses par la société.

La première allumeuse, c’est Ève.

Que ce soit dans la culture judaïque, chrétienne ou musulmane, cette première femme, on la connaît comme une aguicheuse. Une femme qui déploie ses charmes et qui donne la pomme à Adam. Le serpent la tente, elle cède et croque la pomme. Puis elle tente Adam qui croque la pomme comme elle, sans résister. Le même péché pour les deux. Mais quand Dieu demande des comptes, Adam répond le premier et accuse Ève de l'avoir tenté, comme si lui n'avait aucune responsabilité. Ève sera ensuite traitée de pécheresse. C'est la création de la rupture entre dominant et dominé.

Ma lecture, c'est que l'origine du mal décrite dans la Genèse, c'est la naissance de la domination, et non celle du désir ou de la tentation.

Ce n'est pas l'histoire de la première tentatrice, mais celle du premier lâche, qui se défausse de quelque chose qu'il n'assume pas sur un bouc émissaire.

Vous évoquez également le destin tragique de la pauvre Cassandre…
En général, on ne voit pas Cassandre a priori comme une allumeuse. Dans L'Iliade, il y a seulement la deuxième partie de son histoire: la princesse troyenne qui voit l'avenir mais que personne ne croit. Pourtant, cette histoire n’a de sens que si l’on connaît le début, que les gens connaissaient, dans l'Antiquité. Toute jeune, voire petite fille, dans le temple d’Athéna, Cassandre est en train de jouer. Apollon la regarde et veut la posséder. Il va lui faire un cadeau, le don de voir l'avenir. En contrepartie, Apollon lui demande de se donner à lui. Elle résiste et réussit à ne pas être violée. Une exception dans la mythologie grecque.

Pour Apollon, Cassandre est une allumeuse et elle est présentée ainsi dans des tragédies grecques patriarcales: elle a accepté un cadeau; il faut dès lors qu'elle couche.

Pour se venger d'elle, le dieu lui crache à la bouche: geste symbolique qui fait songer à une agression sexuelle, à une émission de sperme. La perversité du dieu est sans limite puisqu’il lui laisse son don de voyance, mais que son crachat va faire que toutes les paroles qui vont franchir la bouche de Cassandre vont devenir comme du vent aux oreilles des personnes: personne ne va plus la croire.

Vous faites ici un rapprochement avec l’actualité.
Cassandre est une femme qui a été agressée sexuellement. Et de l'Antiquité grecque à nos jours, les femmes dont on abuse sont accusées de ce qui leur arrive et on ne les croit pas. La figure de Cassandre résonne ainsi fortement encore aujourd'hui. C'est celle qui parle et qu'on n'entend pas, comme les si nombreuses accusatrices de Gérard Depardieu ou tant d'autres agresseurs. Le jour de la diffusion du documentaire de Complément d’enquête (Gérard Depardieu: la chute de l’ogre, ndlr), la première des femmes témoins s'est suicidée. Une femme qui n'en pouvait plus de parler sans être crue. Emmanuelle Debever est Cassandre. Personne ne va remettre en doute le témoignage d'une femme qui s'est fait voler son sac ou cambrioler sa maison. Il en est tout autrement quand il s’agit de son corps.

D'ailleurs, vous expliquez dans votre essai que l'allumeuse se retrouve encore souvent dans les tribunaux.
Je vois qu'il y a des dénis de justice. Le tribunal a beau être un lieu de justice, il y a des manquements. Il y a des manquements et on le sait, pour ce qui est du traitement des violences sexistes et sexuelles, elles sont extrêmement peu condamnées: 0,6% des viols ou tentatives de viol ont été condamnés en France en 2020. Cette impunité tient beaucoup du mythe de l'allumeuse: les femmes l'ont intériorisé, tout d'abord, et culpabilisent, ce qui les empêche d'aller porter plainte. Et si elles portent plainte, elles ne sont pas sûres que cet argument ne leur sera pas effectivement opposé.

Pendant que j'écrivais mon livre, une jeune fille de mon entourage s'est fait violer en boîte de nuit. On a mis un produit dans sa boisson, l'unique verre qu'elle a bu de la soirée. Le lendemain matin, elle se réveille avec des flashs de viol subi dans la nuit. Elle va porter plainte. La policière qui la reçoit lui dit: «Tu l'as un peu cherché». Cette phrase fait référence à la tenue qu'elle porte: une petite robe, des chaussures mignonnes. Une tenue sans laquelle elle ne serait pas entrée en boîte. Rappelons-le: on sait que les agressions sexuelles sont décorrélées des tenues ou des comportements des victimes. Les stratégies d'agression sont opportunistes, repérant la victime idéale, celle qui sera par exemple plus facile à isoler du groupe, ou celle qui a une fragilité dans l'estime de soi et qui encore plus qu'une autre aura du mal à ne pas être sidérée, terrifiée.

Christine van Geen. © MANON JALIBERT

Mais dans une ère post-Me Too, le mythe de l'allumeuse n’est-il pas en voie de disparition?
Malheureusement non. Je cite dans mon livre le rapport de la Haute Autorité à l'Égalité hommes femmes de 2023 (en France, ndlr) qui montre que le sexisme a augmenté fortement chez les hommes, notamment les plus jeunes. Ils déclarent trouver normal d'avoir recours à des violences pour se faire «respecter» des femmes. Il y a tout un ensemble de questions auxquelles ils répondent et qui montrent que les représentations ne sont pas du tout moins sexistes qu'avant Me Too.

Et les femmes?
Les femmes, pour une part, avancent sur ces notions.

Il y a une sorte d'abîme qui se creuse, entre celles qui prennent à leur bord ces notions et une espèce de backslash de certains hommes, notamment jeunes, qui se sentent menacés dans leur privilège de domination et de pouvoir.

Les bulles créées par les algorithmes des réseaux sociaux ne nous aident pas à percevoir ce phénomène et peuvent nous faire croire que la société entière est complètement «Me Too», car nous sommes sans cesse renvoyé-e-s vers des contenus que nous avons envie de lire et qui sont proches de nos pensées. Mais c'est aussi le cas pour eux, qui sont nourris de contenus masculinistes.

Dans un climat français de crise politique, la montée de l’extrême droite, connue pour être peu fan des droits des femmes, n’aide pas non plus…
L'extrême droite est masculiniste, c'est évident. En ce moment, elle tient des propos électoraux pour essayer de ramener les femmes vers elle, des propos sécuritaires qui disent en résumé: «avec nous, vous pourrez sortir dans la rue; on va vous protéger des étrangers violeurs». C'est un discours mensonger. Les violences sont essentiellement intrafamiliales ou dans l'entourage proche. Dans 90% des cas, une femme connaît son violeur.

On peut se réjouir tout de même des succès de romans comme ceux de Christine Angot et de Neige Sinno... Comme vous abordez au début de notre interview, plus jeunes, nous n’avions pas ces «slogans de consentement».
Oui, c'est vrai. On a des armes. Même mes filles, par exemple, qui ont 15 et 20 ans, n'ont pas le même vocabulaire que celui que j'avais à leur âge. Elles n'ont pas les mêmes outils. Elles ont à leur disposition un arsenal de protection de leur intégrité, dans leurs mots et leur pensée, qui est bien plus clair. Cela me ravit. Mais elles ont aussi autour d'elles des comportements de personnes pour qui ce n'est pas du tout entendu.

Il n'y a pas une société, avec des changements homogènes, mais plein de sociétés juxtaposées.

Tel un multivers…
Beaucoup de gens restent dans des visions archaïques de rôles genrés. «La femme séduit. Une fois qu'elle a commencé à séduire, il ne faut plus qu'elle se plaigne de ce qui lui arrive». Par ailleurs, on continue de demander aux filles d’être mignonnes, et aux garçons d'être dans l'action. Le sexisme demeure. Chaque génération de féministes semble devoir refaire le boulot.

Avez-vous des exemples au cinéma de femmes qui seraient libres de leur désir sans être traitées d'allumeuses?
Dans Sois belle et tais-toi (1981), la Franco-suisse Carole Roussopoulos et la Française Delphine Seyrig interviewent des actrices des années 70 et 80 comme Jane Fonda. On découvre ces superbes actrices qu'on a vues dans des rôles de séductrices, d'allumeuses si l'on veut, et qui se racontent. Et parce qu'elles parlent à Delphine Seyrig, ce ne sont plus les mêmes femmes. Elles ne se tiennent plus pareil, n’ont plus la même voix. C'est spectaculaire de les voir détendues, posées sur un canapé comme vous et moi, qui réfléchissent et tiennent des discours politiques et écologistes d'avant-garde, loin de leurs personnages habituels à l'écran. Des femmes qui vibrent de tout leur être sans être sexualisées par un «male gaze», un regard masculin qui plaque sur elles l'imagerie de l'allumeuse. C'est un exemple pionnier, parmi bien d'autres.

Cela démontre l'importance de qui raconte l'histoire.
Si l'histoire est racontée du point de vue de quelqu'un qui veut reconduire le mythe de l'allumeuse et montrer que les femmes sont faites pour être séduisantes, alors toutes les femmes seront des Marylin, dépossédées d'elles-mêmes. À partir du moment où l’on change de regard, tout change. Regardez Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, c’est brûlant de désir.

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