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Migration: Femme, mineure et exilée, la triple peine

Migration femme mineure et exilee la triple peine

L’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) est tancé dans un audit pour n’avoir pas pris en compte les spécificités des jeunes femmes. Entre autres. En photo, des mineures à Balerna, au Tessin.

© KEYSTONE/FRANCESCA AGOSTA

«Pourquoi est-ce que ça tombe toujours sur les femmes? Pourquoi c’est toujours nous qui souffrons sans être protégées?» Quelques instants après cette phrase, Vanessa* se met à pleurer. Elle vient d’aborder la raison qui l’a poussée, encore mineure, à abandonner son pays, l’Érythrée: ses démêlées avec sa famille, qui voulait la marier à un homme plus âgé. Après avoir fui par le Soudan, la Libye et l’Italie, elle est arrivée en Suisse avant sa majorité. «Allez-vous écrire les dates?» s’angoisse Vanessa. Les détails de sa vie ne seront pas dévoilés, pour lui épargner sa pire crainte: que les autorités lui reprochent d’avoir parlé à la presse et l’expulsent. Car Vanessa n’a pas de statut légal en Suisse, n’étant pas réfugiée pour raisons politiques.

«Ils voudraient que je rentre en Érythrée. Pour aller où? Là-bas, on ne peut pas se déplacer d’une ville à une autre sans autorisation. En tant que fille hors de notre ville natale, on n’est protégée ni par sa famille ni par le pays», se désole-t-elle.

L’épée de Damoclès est la même que celle qui plane pendant le trajet sur les femmes qui s’exilent: les viols et autres abus sexuels. Un concept socioéducatif, établi par l’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) et validé par le Conseil d’État vaudois en 2019, précise: «La situation des jeunes filles non accompagnées demande une attention particulière. Les raisons pour lesquelles elles fuient leur pays sont souvent différentes de celles des garçons […]. Elles sont les premières à être victimes du trafic d’êtres humains à des fins sexuelles, les premières à être exploitées, les premières à perdre leur enfance […]. Leur trajectoire migratoire avant leur arrivée peut être souvent plus traumatisante en raison des violences, des mutilations sexuelles ou des mariages forcés.» Quant à l’application de ces considérations et d’autres, l’EVAM a été gravement critiqué dans un audit récent (lire ci-dessous).

Pour en revenir aux routes migratoires, elles deviennent si dangereuses que les jeunes filles arrivant en Suisse sont de moins en moins nombreuses en comparaison des garçons: elles représentaient encore 25% des mineurs non accompagnés (MNA) en 2010, elles ne sont désormais que… 4%.

Bloquée dans le statut d’aide d’urgence

Après avoir affronté cette épreuve sur près de 5000 km, Vanessa réside depuis de nombreuses années dans le canton de Vaud. Elle ne comprend pas pourquoi elle ne pourrait pas y demeurer, elle qui a «tout fait pour rester toujours active et motivée». Ainsi, elle a passé une attestation fédérale de formation professionnelle (AFP). «J’avais trouvé des employeur-euse-s prêt-e-s à m’engager, mais qui n’ont pas pu, puisque je n’ai pas de papiers. Les autorités me disent qu’il faut que j’aie un contrat pour avoir mes papiers…»

«Elle ne fait que respecter les règles et elle est hyperfiable, ponctuelle et efficace!» souligne une personne qui a eu Vanessa pour des travaux d’utilité publique, la seule activité que les personnes à l’aide d’urgence ont le droit d’effectuer. Pour rappel, les Érythréen-ne-s dont la demande d’asile a été refusée ne peuvent être expulsé-e-s car leur pays d’origine refuse les retours forcés. Le PLR tente actuellement au parlement fédéral de les renvoyer vers un pays tiers – de même que la Grande-Bretagne a conclu un accord de renvoi des étranger-ère-s vers le Rwanda. Pourtant, ces Érythréen-ne-s débouté-e-s ne représenteraient que 200 à 300 personnes en Suisse…

Vanessa, elle, garde «l’espoir qu’on [la] laisse travailler».

Il lui aura fallu du courage pour se reconstruire et se former, malgré les difficultés et le désarroi profond vécu à son arrivée: «Je me sentais perdue. Au foyer, je pleurais beaucoup. La Syrienne qui a essayé de m’aider est devenue comme une sœur.»

Traumatisée après un trajet terrifiant

Victoria* a elle aussi «énormément pleuré» dans le foyer pour MNA où elle a été placée à son arrivée. Elle était dans un tel état qu’elle a dû être internée en hôpital psychiatrique. Difficile d’imaginer dans pareil établissement cette jeune fille souriante de 22 ans. «Je gère, je n’aime pas montrer. Mais je suis née sensible», justifie-t-elle. Cette grave dépression est surtout le produit de son parcours, et ne s’est pas arrangée lorsqu’elle s’est retrouvée seule au foyer: «J’ai été séparée de mon frère, qui était placé à un autre étage, avec les garçons. Ma sœur était majeure. Ils ont quand même accepté qu’elle reste dans le foyer, mais pas dans la même chambre que moi.»

Avant ça, Victoria a dû fuir l’Afghanistan. «Mon père avait une très bonne situation, il était riche et respecté. Nous vivions à la campagne, loin des explosions et du harcèlement de rue de la capitale.» Tous les jours, le père roule quatre heures aller-retour pour rejoindre son poste au centre de Kaboul, amenant Victoria et ses frères et sœurs à l’école. Un jour, les talibans s’en rendent compte. «Ils ont aussi appris quelle était sa profession (ndlr: que nous ne divulguerons pas pour des raisons de sécurité). Ils lui ont demandé d’arrêter ce métier et de nous faire stopper nos études.» Refus du père. La famille est alors menacée, des pierres lancées dans leur maison.

«Nous sommes parti-e-s à Kaboul et ils ont pris ma mère en otage. Nous avons alors fui le pays – mon père, une de mes sœurs et un de mes frères.»

Il leur faudra plus d’une année de voyage pour rejoindre la Suisse.

«Mon père négociait avec les passeurs pour que nous soyons regroupé-e-s avec des familles et non avec des hommes isolés: non seulement parce que les trajets sont différents, mais aussi pour éviter les abus sexuels. Pourtant, une nuit, 80 garçons sont arrivés en courant. Ils ont traversé une rivière tout nus, portant leurs habits à bout de bras comme personne n’a de sac. C’était trop terrible», lâche Victoria, la peur encore au fond des yeux. Après plus de 4000 km par voie terrestre, Victoria prendra un avion en Grèce pour la Suisse. «Grâce à l’argent de mon père et de faux papiers, j’ai eu de la chance d’éviter la Bulgarie, où la police frappe les migrant-e-s parfois jusqu’à la mort…» Son père ne parviendra à les rejoindre en Suisse qu’un an et demi plus tard… au moment du confinement. «Nous étions dans un appartement vide, mais nous nous sentions tellement chanceux-ses d’être parti-e-s du foyer juste à cette période!» La mère les a rejoints fin 2022.

Victoria est en train de passer son bac alors qu’elle ne parlait pas français il y a cinq ans. Elle a parfaitement intégré notre langue, jusqu’aux expressions des jeunes de son âge: «Je souffre de ouf!» dit-elle de la préparation de ses examens. Si elle les réussit, elle entrera en médecine. Pour aider à son tour.

*prénoms d’emprunt.

Terrorisée, une jeune fille témoignant dans ce dossier n'a pas osé le faire à visage découvert. © BRIGITTE BESSON

Graves critiques contre l’EVAM

Les exemples de Vanessa et Victoria montrent que les problématiques des MNA féminines sont distinctes, tant sur les raisons de leur exil (notamment mariages forcés et interdictions d’étudier) que sur les dangers encourus du fait de leur genre (viols).

Bien que cet aspect soit intégré dans le concept socio-éducatif que l’EVAM devait respecter, l’audit mandaté par le Canton de Vaud à la suite de plusieurs interpellations des syndicats (et rendu public en février 2024) a notamment révélé une grosse lacune sur ce point: des cadres de l’EVAM estiment que tenir compte des spécificités des MNA féminines n’a pas de sens et induirait une «hiérarchisation des traumatismes». Les auteures de l’audit écrivent: «Le discours [des cadres interrogés] est si arrêté qu’il ressemble à une forme de dogme, une affirmation qu’en aucun cas le domaine MNA [de l’EVAM] n’entrera dans cette manière de penser jugée inégalitaire pour l’ensemble des jeunes, voire au détriment des traumas subis également par les garçons.»

Qu’en est-il trois mois après ces conclusions? Sanja Ilic, responsable de la communication, répond par e-mail que «l’EVAM ne s’exprimera pour l’heure pas en détail» sur cet audit, mais réfute ces accusations:

«La situation des jeunes filles MNA a toujours fait l’objet d’une attention particulière et […] leur prise en charge spécifique fait partie intégrante des mesures travaillées dans le cadre de la feuille de route», qui est en cours d’élaboration pour mettre en œuvre les recommandations de l’audit.

Privations de nourriture

Cet audit a aussi mis en lumière d’autres graves critiques contre l’EVAM. Tou-te-s les professionnel-le-s interrogé-e-s soulignent que les jeunes sont particulièrement calmes ces deux dernières années et «la plupart du temps respectueux-ses du cadre et des adultes, agréables et volontaires». Malgré cela, au lieu d’une approche socio-éducative adaptée à l’adolescence, la gestion des comportements s’effectue dans une logique souvent coercitive. Exemple: pour sanctionner des arrivées tardives le soir, des cas de privations de nourriture sont rapportés. Comme celui d’une jeune fille qui a tellement pleuré qu’un professionnel relate dans l’audit: «Elle hyperventile, elle commence à délirer, on ne sait pas comment gérer, on appelle le 144.»

L’audit souligne: «Une grande partie des éducatrices et éducateurs perçoivent [ce non-accès à un repas du soir] comme une réponse disproportionnée, un risque de décompensation et de rupture du lien éducatif au sens où agir par le biais d’une restriction de nourriture auprès de jeunes ayant vécu, pour beaucoup, un accès limité et incertain à la nourriture revient à nier leur situation.» Interrogé pour savoir si ces pratiques ont cessé, l’EVAM déclare:

«Il n’y a pas de privations d’accès à la nourriture dans nos structures.»

L’EVAM est également accusé dans l’audit de considérer ces MNA comme des migrant-e-s avant de les considérer comme des enfants, sans respecter (ou insuffisamment) les lois sur la protection des mineur-e-s. L’EVAM fait passer l’organisation des lieux d’hébergement avant les besoins des jeunes: certain-e-s sont transféré-e-s vers des appartements éducatifs à l’encadrement déficient avant d’être suffisamment autonomes. Un jeune a été déplacé… quatre fois en dix mois! À la clé, risques de mise à mal de leur intégration et de renforcement de leur vulnérabilité.

Mesures concrètes attendues

Début février, le Canton de Vaud a communiqué qu’une feuille de route contenant les actions à mettre en œuvre serait rendue publique «dans les prochaines semaines». Trois mois plus tard, elle n’est pas prête. Ce qui a fait dire fin avril à un employé de l’EVAM à la RTS: «Les responsables et les cadres visés par l’audit estiment que c’est un ramassis de mensonges et qu’ils font tout juste.» Une note interne de l’EVAM, citée par la RTS, minimise en effet les conclusions de l’audit, parlant d’«éléments objectivement erronés ou incomplets» et d’«hypothèses que nous ne partageons pas».

Pourtant, des mesures seront annoncées prochainement, rassure le Canton, par la voix de Pascal Chavent, délégué à la communication du département qui mandate l’EVAM: «Conscient des enjeux concernant la prise en charge des MNA dont le nombre a été multiplié par neuf entre 2019 et 2023 et face aux défis engendrés par cette augmentation considérable, un groupe de travail a été mandaté pour adapter la prise en charge de ces personnes particulièrement vulnérables. Traiter les 46 recommandations de l’analyse prend forcément du temps, car le sujet est très dense. Le groupe de travail est sur le point de livrer ses conclusions, ce qui nous permettra d’aller de l’avant.» Pour rappel, les problèmes d’encadrement des MNA à la suite de l’afflux migratoire de 2015 et 2016 avaient mené certains jeunes à tenter de mettre fin à leurs jours.

Expositions et débat

Dégâts également sur la santé de ceux qui entourent les MNA

«Le beau répare.» L’artiste Audrey Cavélius en est convaincue. En 2021, l’artiste François Burland et elle ont monté l’exposition «Checkpoint» à la Ferme des Tilleuls, à Renens, sur de jeunes migrant-e-s ayant rejoint la Suisse. Invités en 2022 à la Biennale d’Art africain contemporain à Dakar, ils ont construit là-bas une partie de «Checkpoint 2», exposée actuellement*: des migrant-e-s retourné-e-s au pays sont photographié-e-s – dans leur réalité, mais aussi dans la posture du rêve qu’ils et elles auraient voulu réaliser en Europe.

L’exposition narre également le parcours du jeune Angolais Eliseu, en Suisse depuis onze ans. Une pièce entière est consacrée à son dossier administratif, chronologie étalée sur les murs. Chantal Bellon, directrice de la Ferme des Tilleuls: «Le cadre légal ne satisfait personne, ni à gauche ni à droite: la Suisse a besoin de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, pourtant, ces personnes qui souhaitent travailler sont empêchées de le faire. Et ceux qui les entourent (assistant-e-s sociaux-les, éducateur-rice-s, infirmier-ère-s, etc.) finissent eux aussi par être atteint-e-s dans leur santé mentale, puisque pour un cas qui se règle restent des milliers de situations kafkaïennes.»

*Table ronde «L’asile, un système qui rend malade», 6 juin 2024 à 20 h 15 à la Ferme des Tilleuls, Renens. Inscriptions recommandées (places limitées).

«Checkpoint 2», jusqu’au 23 juin 2024.

Evolution des chiffres

«Forcément, celles et ceux qui ont fui la violence de leur pays d’origine sont d’une gentillesse et d’une douceur extraordinaires! Moi qui enseigne par ailleurs à des ados d’ici, je suis contente de travailler avec ces jeunes réfugié-e-s qui font preuve d’un respect qui fait du bien!»

Valérie Despont se charge depuis 2017 de mettre en lien de jeunes réfugié-e-s dès leur 18 ans, avec des parrains et marraines au sein de l’Association NELA (qui a coproduit avec la Ferme des Tilleuls la 1ère exposition Checkpoint, en 2021). Elle constate que les filles sont de moins en moins nombreuses: «Les garçons quittent l’Afghanistan (ndlr. principal pays d’où proviennent les MNA) parce qu’ils sont en danger de mort s’ils refusent d’intégrer l’armée des talibans. Ils arrivent tout cabossés du trajet: ils se sont cachés sous des camions, ils ont été torturés, on leur a lancé des pierres ou envoyé des chiens…. Les filles partent moins qu’avant. Ce qui est nouveau: leurs frères nous disent qu’elles pensent désormais au suicide, dépressives et coincées dans leur pays. Un départ coûte entre 6’000 et 12’000 fr. Les familles n’ont pas les moyens de payer pour plusieurs enfants.»

Si entre 2014 et 2019, les filles représentaient 18 à 19% des mineur-e-s non accompagné-e-s, cette proportion a diminué de moitié en 2020 (à 8%) et encore de moitié en 2023 (à 4%). Le phénomène est double: non seulement moins de filles se risquent sur les chemins, mais le nombre de garçons se réfugiant en Suisse a dépassé les pics de 2015 et 2016.

En vertu d’une clé de répartition de la Confédération, le canton de Vaud accueille chaque année entre 7 et 8% de tous les mineur-e-s arrivé-e-s en Suisse. Ils et elles étaient 52 MNA en terres vaudoises en 2019 et sont passés à 478 en 2023.

plateforme-asile.ch/action-parrainages, association-nela.ch/parrainage

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