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Travail: Pourquoi autant de collègues nous semblent toxiques?

Travail pourquoi de plus en plus de collegues nous semblent toxiques 2

«Le côté “On est tous potes” de l'esprit start-up des années 2000 a un peu donné une fausse impression. On est collègues et pas censés être forcément des super amis, juste savoir s'entendre et faire avec les aspects qui peuvent agacer.» - Gaël Chatelain-Berry

© MARIE MONTOCCHIO

C'est peut-être Monique, alias Bonjour Tristesse, de la compta, dont la négativité vous suffoque à chaque fois qu'elle ouvre la bouche. Ou alors Gerhard, le nouveau top gun du marketing, tellement lunatique que son humeur passe en un claquement de doigt du mielleux au massacrant. Ou bien est-ce Angélique, qui mitraille non stop son clavier juste en face de vous comme si elle avait quinze doigts, et qui veut donner l'impression à tout le monde qu'elle bosse comme quatre? Car oui, comme la plupart des personnes actives, votre quotidien au bureau est peuplé de collègues toxiques.

Plombants, bruyants, invasifs, irrespectueux, agressifs, arrogants, comploteurs ou menteurs, bref tout simplement insupportables, au point de vous donner la boule au ventre dès qu'ils entrent dans votre champ de vision. Ainsi, selon une enquête menée par le site MonCVParfait fin 2023, 80% des gens recensent au moins un ou une collègue toxique dans leur entourage, au point de le ou la détester.

Mais ces cauchemars ambulants des open space évoluent rarement en solitaire: trois-quarts des personnes concernées confient ainsi qu'elles côtoient quotidiennement entre trois et six collègues problématiques. Une invasion? Manifestement, d'autant plus que les choses semblent empirer au fil des années. En effet, de l'avis des spécialistes, les tensions générées par des collègues toxiques sont de plus en plus fréquentes.

«On assiste à une hausse des conflits entre collègues, c'est une évidence, observe Nadia Droz, psychologue du travail et co-auteure de l'ouvrage Burnout, la maladie du XXIe siècle? (Éd. Favre, 2018). Une partie conséquente de mes consultations concerne des personnes qui vivent des situations conflictuelles dans leur activité professionnelle. Elles en souffrent tellement qu'elles ont besoin d'une aide psychologique.»

Négativité étouffante

Ce désir d'exprimer les tensions expérimentées sur le lieu de travail est d'ailleurs, lui aussi, une autre tendance de notre société post-Covid, comme le remarque l'ancien manager Gaël Chatelain-Berry, aujourd'hui conférencier, chroniqueur et auteur du tout récent livre Mon collègue est nul mais je le soigne (Éd. First, 2024): «L'écrasante majorité des gens ont connu un conflit au travail, et il est vrai qu'on ose en parler davantage qu'avant, on a assisté à une libération de la parole en la matière. Le niveau d'acceptabilité des conflits avec les collègues est bien moins élevé qu'autrefois, en particulier depuis la pandémie. Au sortir de cette période, il s'est en effet opéré une prise de conscience que le bien-être au travail était un aspect majeur».

Le sujet est si brûlant que de plus en plus d'experts se penchent sur le phénomène des individus à problèmes au travail, tentant d'établir une typologie des profils pouvant faire des vagues. Mais alors, qui sont celles et ceux que la littérature sur le sujet qualifie de collègues toxiques, de toxi-collègues ou encore de toxifieurs des bureaux? Dans nombre de cas, il semble bien que des traits de personnalités perçus comme agaçants soient à l'origine des conflits ou, du moins, des ressentis négatifs récurrents dans l'entourage professionnel.

«J'ai travaillé pendant presque dix ans avec une collègue particulièrement négative au quotidien, elle ressassait son aigreur de la vie à chaque discussion et voyait tout à travers un prisme sombre, se souvient Mélanie, une employée administrative de 47 ans. Au début on tente de faire abstraction, on se concentre sur ses tâches, mais avec le temps cette attitude devient envahissante et tend à vite énerver, d'autant plus que cette personne faisait partie des gens avec qui je devais collaborer le plus dans la journée.

Cela a débouché sur des disputes régulières, le soir je rentrais tendue et lessivée.

J'avais l'impression que je devais servir de réceptacle à toutes ses lamentations alors que je n'ai jamais demandé à être sa confidente. Heureusement, un jour, j'ai pu changer de service et j'ai retrouvé une certaine sérénité.»

Trop de comportements irrespectueux

Mais une négativité un peu obsessionnelle n'est pas le seul profil de personnalité susceptible de générer des crispations. Les spécialistes analysant les comportements toxiques identifient également les paresseux, qui tentent d'en faire le moins possible et délèguent à tout va, les lunatiques, dont l'instabilité émotionnelle alimente de l'appréhension et un manque de confiance alentour.

Difficile aussi de ne pas mentionner les prétentieux chroniques, qui assomment les autres du récit de leurs performances et de leur légendaire hauteur de vue, sans parler de celui ou celle qui ressemble à des décibels ambulants, parlant trop fort à travers l'open space, passant tous ses appels personnels au beau milieu des autres collaborateurs en méprisant leur besoin de concentration.

Quant aux psychorigides, rétifs à toute flexibilité dans le fonctionnement et en proie à des crises de paniques très démonstratives lorsqu'un changement doit s'opérer, leur popularité n'est pas toujours au plus haut parmi leurs collègues directs, qui tendent à fuir leurs drames. Mais la liste ne s'arrête pas là.

«L'un de mes collègues fait preuve d'une hypocrisie incroyable, cela m'insupporte, peste Sergio, ingénieur de 35 ans.

Pendant les discussions entre collègues, lors des pauses, il joue les révoltés, n'hésite pas à critiquer des décisions de la hiérarchie ou des fonctionnements que nous jugeons parfois inefficaces dans l'entreprise, mais face à ses chefs ou pendant les réunions, il devient obséquieux, dit oui à tout et ne nous soutient pas dans nos demandes d'améliorations des choses, comme s'il voulait passer pour le gentil premier de la classe, ne pas se mettre les supérieurs à dos. Ce double jeu me hérisse.»

Les sociopathes dans le viseur

Reste que certains individus vont encore plus loin dans le spectre de la toxicité. Chez eux, ce n'est pas un trait de personnalité qui a le don d'exaspérer autrui ou de générer des incompatibilités d'humeur, mais tout un ensemble de comportements paraissant avoir une logique implacable: nuire sciemment aux autres pour se protéger soi.

Manipulateurs, pervers narcissiques, sociopathes... Là encore, la littérature sur la question manie plusieurs termes dont les contours demeurent scientifiquement flous. Mais derrière les mots, c'est surtout l'idée d'égoïsme, de préméditation et de malveillance qui prédomine. «Il n'y a en fait pas de diagnostic officiel, clinique, de la personnalité toxique, mais je dirais qu'il s'agit de quelqu'un qui n'est intéressé que par ses propres buts et qui va déployer tous les moyens pour y parvenir, même si cela signifie malmener les autres, résume Nadia Droz. On voit par exemple des leaders négatifs, qui entraînent des collègues dans le conflit, faisant se monter un clan contre une seule personne. Ils sèment le trouble, lancent des critiques, prenant une forme de pouvoir mais pas à bon escient.»

Solène, 29 ans, a croisé le chemin d'un tel profil il y a plusieurs années: «Mon burn out est dû à une collègue qui m'a mobbée durant des mois dans mon ancien travail. J'étais alors une jeune recrue RH, joviale, enthousiaste, même si je doutais beaucoup de moi intérieurement. À un moment, comme mon employeur était très satisfait de mon boulot, on m'a offert une formation pour passer le brevet fédéral, et l'une des personnes du service s'est vite mise à me détester, sans doute parce qu'elle me considérait comme un danger ou un obstacle pour sa carrière.

Elle n'arrêtait pas de pointer toutes mes erreurs, de me rabaisser, elle répandait des rumeurs infondées dans mon dos, comme quoi j'étais une fille légère, pas sérieuse, superficielle et immature. Je passais pour une personne affreuse et maladivement ambitieuse. L'ambiance est devenue tellement étouffante que j'ai craqué. Après un arrêt maladie de six mois j'ai décidé de quitter ce job. J'en suis encore traumatisée.»

© MARIE MONTOCCHIO

Des managers aux abonnés absents

Une situation dramatique et extrême qui, malheureusement, ne surprend pas Gaël Chatelain-Berry. «Les conflits larvés comme ceux-ci existent souvent parce que le manager regarde de l'autre côté et ne veut pas s'impliquer dans les tensions présentes dans son équipe, même lorsque des personnes ont un profil psy à risque de créer des problèmes.»

Diagnostic partagé par Sylvaine Perragin, psychothérapeute et consultante RH: «Une situation conflictuelle entre collègues est synonyme d'échec pour nombre de managers. Ceux-ci ne veulent pas être perçus comme la source du problème aux yeux de la hiérarchie, et préfèrent alors cacher les choses sous le tapis par peur qu'on pense qu'ils n'arrivent pas à gérer leur team. D'ailleurs, les managers sont souvent insuffisamment formés à la gestion des conflits.»

Car oui, explique Gaël Chatelain-Berry, «certains se croient tout permis et il faut des gens pour leur montrer ce qui n'est pas acceptable au bureau, leur rappeler que ce qu'on ne supporte pas dans le privé n'est pas non plus tolérable dans la sphère professionnelle.»

Un point, toutefois, fait un peu caillou dans la chaussure: pourquoi la personne toxique est-elle toujours l'autre, et jamais moi? Pourquoi existerait-il dans notre quotidien tant d'individus humainement horribles, infréquentables, haïssables et mal intentionnés, comme si l'open space était un remake de Game of Thrones? Bref, n'y aurait-il pas une bonne dose de malentendus et de réalités déformées?

Quand le profil toxique a bon dos

Si la plupart des experts reconnaissent l'existence de personnalités plus à même de générer des tensions et des rejets, certains pointent surtout du doigt l'écosystème actuel du monde du travail qui, par ses dysfonctionnements et son climat, fabrique de la situation toxique à la chaîne. «Le fait de personnaliser des problématiques est quelque chose d'assez nouveau, souligne Sylvaine Perragin. On incrimine tel type de profil psy, on colle des étiquettes cliniques sur des gens qui seraient à l'origine des tensions, comme s'il suffisait d'évacuer quelques employés gênants pour que tout fonctionne.

Or, plus que des individus, ce sont les contextes qui sont toxiques. Dans neuf cas sur dix, les conflits entre collègues viennent en réalité du fait que les entreprises ne maîtrisent plus l'organisation du travail.»

Les mauvaises répartitions des charges de travail, le manque de moyens, les process informatisés rigides, le sentiment de ne pas être considéré, «tout cela fait monter le degré d'irritabilité et de mal-être des personnes», souligne la psychothérapeute.

Celle-ci constate en outre «que l'on tolère de moins en moins les désaccords au sein des entreprises. L'expression d'une divergence de points de vue devrait être lue comme quelque chose de normal et de sain, c'est ce qui fait avancer les choses, pourtant on perçoit de plus en plus cela comme des conflits et c'est une source potentielle de tensions et de rancunes.»

«Si certaines personnes peuvent effectivement se révéler toxiques, je ne crois pas vraiment à une typologie de gens problématiques, analyse quant à elle Klea Faniko, chercheuse en psychologie sociale à l'Université de Genève. Il faut surtout garder à l'esprit que la compétition, les mauvaises expériences professionnelles, la frustration accumulée deviennent des sources d'émotions négatives pouvant se répercuter en attitudes inappropriées envers les collègues.»

Existe-t-il néanmoins un remède miracle pour évacuer la toxicité du bureau? Sans doute pas, mais peut-être n'est-il pas inutile de revenir aux fondamentaux, comme le suggère le conférencier: «Le côté “On est tous potes” de l'esprit start-up des années 2000 a un peu donné une fausse impression, relève Gaël Chatelain-Berry. On est collègues et pas censés être forcément des super amis, juste savoir s'entendre et faire avec les aspects qui peuvent agacer. Dans le pire des cas, on doit être neutre avec eux. D'ailleurs, est-ce qu'on ne va pas aussi toutes et tous, à un moment donné de notre carrière, se comporter de cette manière, par exemple négatifs, psychorigides, jaloux? Mais évidemment, l'entente entre collègues contribue au bien-être au travail.»

Autant dire une équation qui restera délicate à gérer tous les jours.

La toxicité en entreprise, ça coûte cher

Cette tendance moderne de certains managements à minimiser, voire à ignorer les tensions entre collègues a par ailleurs un coût considérable pour les employés comme pour les entreprises. Ces dernières perdraient ainsi des sommes folles à cause de conflits internes mal gérés. Selon un article du journal Der Spiegel, les situations toxiques créeraient un manque à gagner de dix milliards d'euros par an pour les seules compagnies allemandes.

En cause? Des collaborateurs qui se désengagent, relâchent leur motivation, perdent en productivité et abandonnent la communication.

Mêmes désastres chez les employés, dont la carrière subit parfois de plein fouet ces tensions interpersonnelles. «Beaucoup de gens restent dans l'amertume et le ressentiment, par peur de perdre leur emploi ou de quitter le secteur qu'ils adorent, et ça, pour le coup, c'est vraiment très toxique avec le temps, s'inquiète la psychothérapeute Sylvaine Perragin. Cela peut déboucher sur de la dépression, l'image de soi en prend un coup. Pour d'autres, la seule solution est de partir, par dépit, et cela peut négativement impacter leur carrière.»


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