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Témoignage: «J’ai cofondé le Gruyère Space Program»

Témoignage: «J’ai cofondé le Gruyère Space Program»

«On me demande parfois si je veux être une sorte d’Elon Musk au féminin dans un milieu traditionnellement perçu comme peuplé d’hommes. J’avoue que cette comparaison me fait sourire mais m’agace aussi un peu.»

© Gruyère Space Program/CHARLES ROGER

C’est à 14 ans, à l’école secondaire, que j’ai croisé les deux compères qui allaient beaucoup compter dans ma vie. À ce moment-là, je ne me doutais pas du tout que cette rencontre aurait une telle influence sur mon parcours. J’aimais bien les maths et j’avais tendance à traîner avec des garçons. Mais ces deux-là avaient un profil un peu spécial. Simon était déjà une sorte de mini-Einstein, le cliché du geek. Jérémy était lui aussi un passionné de sciences. Les deux avaient un autre point en commun, celui d’être fascinés par tout ce qui concerne le spatial. Et cet enthousiasme était contagieux.

Petite, comme beaucoup, je disais vouloir devenir astronaute, mais c’est une idée qui m’était rapidement passée. Voilà que, tout d’un coup, je replongeais la tête dans le cosmos à l’occasion de toutes nos discussions. On s’est notamment mis à suivre de près les développements de SpaceX, alors en pleine expansion. À l’époque, la société d’Elon Musk tentait de mettre au point le concept de la fusée réutilisable, celle qui décolle puis est capable de revenir en entier atterrir sur son pas de tir, contrairement aux engins classiques dont une grande partie est perdue.

La plupart des lancements se terminaient mal et cet acharnement de l’entreprise à tester encore et encore posait des questions. On devinait que quelque chose de grand pouvait émerger de ces recherches mais sans savoir si cela se concrétiserait un jour. En Europe, aucune agence spatiale ne croyait au concept, qui paraissait bien trop complexe pour être réellement maîtrisé.

La fusée du futur

Lorsque notre trio infernal est entré à l’EPFL, il est apparu très vite que nous voulions apporter notre pierre à l’édifice, lancer, nous aussi, un projet autour du spatial, mais en tant qu’étudiants. J’apporterai ma vision d’ensemble pour donner une dimension et du sens à l’aventure. Simon, lui, avait ce côté savant fou indispensable pour explorer des pistes nouvelles. Quant à Jérémy, il amènerait son perfectionnisme.

Après ma spécialisation en physique et maths appliqués au collège, j’avais intégré l’EPFL pour étudier la robotique. Je trouvais cette branche tout simplement cool!

Même si certaines personnes dans mon entourage jugeaient parfois incongru qu’une fille s’engage sur une telle voie, j’étais sûre de moi.

Et puis se retrouver en minorité n’était pas du tout un problème ni une surprise à mes yeux. En physique maths au collège, j’étais la seule fille de la classe.

Parallèlement à nos études, nous avons donc mis sur pied un projet de fusée réutilisable. Avec le recul, il était évident que ce concept était la solution d’avenir pour les lanceurs et qu’Elon Musk, soutenu financièrement par la NASA, avait eu raison de persévérer. Il a déjà pu effectuer avec succès des centaines de lancements avec des fusées devenues opérationnelles. Mais en Europe, il y avait toujours bien peu de gens à y croire, un gros retard devait être comblé. Aucune agence spatiale européenne ne planchait sérieusement sur le projet. Même les boss d’Arianespace restaient sceptiques.

Décollage en Gruyère

D’ailleurs, notre désir de travailler sur un tel sujet ne semblait pas des plus aisés: la Suisse ne dispose pas vraiment d’agence spatiale propre et donne peu de fonds de recherche pour de tels projets. Pas facile, a priori, pour une initiative de ce type de se positionner dans notre pays. Pourtant nous nous disions qu’il fallait suivre cette piste sur le continent. Nous avons enrichi nos connaissances sur la conception des fusées, notamment grâce à un stage à la Rocket Factory Augsburg, en Allemagne, mais aussi via plusieurs projets à l’EPFL, par exemple autour de satellites.

Notre première fusée est née il y a cinq ans et mesure 2,50 m pour 100 kg. Nous l’avons baptisée Colibri, du nom du seul oiseau capable de voler à l’envers.

La conception devait reposer sur deux piliers majeurs: les algorithmes de contrôle, autrement dit la programmation permettant à la fusée de toujours rester en position verticale, même en phase de descente, mais également la propulsion, qui doit offrir beaucoup de souplesse et une nuance très fine dans sa poussée.

Nombre de pièces de l’engin ont pu être conçues via l’imprimerie 3D, un outil qui permet de réaliser des pièces complexes qui, autrefois, auraient été coûteuses et compliquées à fabriquer. En tant que bons Gruérien-e-s, nous bidouillons ensemble dans la grange de Simon. Restait à trouver un pas de tir. Nous avons prospecté des sites dans notre région. Nous avons fini par dénicher le lieu parfait: la gravière de Grandvillard, que son responsable a accepté de mettre à disposition hors des horaires d’activité pendant la journée.

Continuer l'aventure ensemble

Le week-end ou en soirée, les décollages de notre bébé se sont alors multipliés. Nous avons choisi de toujours la relier à un filin de sécurité. Ainsi attachée, la fusée ne risque pas de nous créer de mauvaise surprise en cas de défaillance. En 2024, après plusieurs mois d’essais, nous en sommes à une quarantaine de vols au total. Chaque tentative est l’occasion de perfectionner le fonctionnement et la fiabilité de notre fusée, parée de nombreux capteurs chargés de mesurer les paramètres du vol. Nous sommes fiers des progrès accomplis. Colibri est la première fusée capable d’atterrir conçue par un groupe d’étudiant-e-s. C’est inédit dans le monde.

Nous avons réussi à mettre au point un système fonctionnel et peu cher, preuve que ce concept de lanceur est fiable et pourrait être développé un jour en Europe. Cependant notre horizon personnel ne se situe pas du côté des lanceurs. Ce projet de fusée représentait nos premiers pas dans l’industrie du spatial. Lorsque nous aurons toutes et tous achevé notre master, l’idée est d’explorer ensemble de nouvelles pistes du côté de l’automatisation de l’espace. La banlieue de la Terre sera en effet dans un avenir proche un lieu stratégique pour améliorer notre quotidien.

On me demande parfois si je veux être une sorte d’Elon Musk au féminin dans un milieu traditionnellement perçu comme peuplé d’hommes. J’avoue que cette comparaison me fait sourire mais m’agace aussi un peu.

D’abord parce que cette aventure est collective et ne se résume pas au nom d’une seule personne, mais aussi car je préfère qu’on normalise la présence féminine dans ce milieu par des parcours et des résultats plus que par de jolis discours. Nous ne sommes qu’à la sortie de nos études et avons encore tout à faire et je me réjouis de continuer l’aventure avec cette équipe.


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