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Anna Politkovskaïa, quatre balles pour la faire taire

Illustration Anna politkovskaia histoire journaliste

«Le Kremlin nourrit régulièrement en son sein des bébés dragons, qu’il doit continuer à satisfaire pour les empêcher de mettre le pays à feu et à sang.» - Anna Politkovskaïa

© VICTORIA DUCRUET

«Quand j’écris un article, c’est toujours la même pensée qui m’habite. Je cherche à aider des gens qui sont plus malheureux que moi. Le journalisme donne beaucoup de moyens pour cela. Écrire un article n’est pas une fin en soi. Si on écrit sur une victime, le but n’est pas de faire pleurer ses proches, mais d’émouvoir les autorités.»

Pour avoir parlé des victimes, celles de la guerre en Tchétchénie, des soldats perdus et des enfants fauchés par les bombes, Anna Politkovskaïa en est devenue une. Le 7 octobre 2006, alors qu’elle s’apprête à sortir de chez elle, la journaliste de Novaïa Gazeta est abattue de quatre balles, la dernière en pleine tête, à bout portant. Elle laisse deux enfants orphelins de mère, et le monde privé de son intransigeante humanité.

Anna naît à New York, le 30 octobre 1958, de parents diplomates. Son père est un fonctionnaire soviétique, modeste, discret, aimant les arts et les lettres. Il a des raisons de rester prudent. La famille est d’origine ukrainienne, le nom de jeune fille d’Anna est Mazepa, un des plus farouches défenseurs de l’indépendance ukrainienne au XVIIe siècle. Anna Mazepa parle la langue de ses racines et se protège, enfant, des quolibets et autres injures liées à son nom. Elle apprend «qu’il y a une vérité dans la société et une autre dans la famille. Ce décalage était caractéristique de la réalité soviétique.»

Plume respectée

Cette aspiration à la vérité des individus face à celle de l’État accompagne ses premiers pas hésitants dans le journalisme. Elle lit beaucoup, s’ennuie énormément, comme tout le monde dans cette Union soviétique ramollie de la période Brejnev. Entre-temps, elle est tombée passionnément amoureuse d’Alexandre Politkovski, un journaliste dont la carrière va très vite décoller.

En 1985, Gorbatchev arrive à la tête du pays, Anna n’a pas 30 ans, déjà deux enfants, et c’est comme si sa vie commençait pour de vrai. Des médias libres naissent, des sujets jamais traités explosent à la face du pouvoir. Anna écrit sur la maltraitance au sein de l’armée, le combat des familles qui essaie de faire reconnaître la mort d’un des leurs en Afghanistan, elle appuie sur toutes les plaies qui infectent la société soviétique. Elle devient une des plumes les plus respectées de la perestroïka. Au début, dans l’ombre d’un mari trop connu pour partager la lumière, puis seule, après que son couple se délite. Elle a 41 ans, elle doit tracer sa propre voie et choisit de travailler pour Novaïa Gazeta, un petit journal qui paraît deux fois par semaine.

Pendant qu’Anna installe la photo de ses enfants sur son bureau, un fonctionnaire du KGB aménage le sien en devenant premier ministre du président Boris Eltsine, un dénommé Vladimir Poutine.

«Sage-femme du terrorisme»

Tous les deux, comme l’envers et l’endroit de ce pays désespéré par les promesses non tenues, scellent leur destin en Tchétchénie. Vladimir Poutine relance la guerre et bombarde Grozny pour asseoir sa popularité, Anna part couvrir le conflit. Elle donne la parole aux gens qui fuient les bombes, aux soldats des deux camps, elle raconte les vieillards hagards qui errent dans les décombres. Et sa notoriété grandit, à la mesure de ses récits tranchants comme la vraie vie. Le pouvoir la traite de «sage-femme du terrorisme», elle reçoit des insultes, des menaces de mort. Elle est agressée, échappe à deux accidents de voiture. En septembre 2004, alors qu’une prise d’otage en Ossétie du Nord menace une école maternelle, Anna Politkovskaïa est vraisemblablement empoisonnée dans l’avion qui la conduisait sur les lieux.

On pourrait imaginer qu’elle quitte le pays, se joigne à la diaspora des exilés russes. Elle dira:

«C’est mon pays, j’aime la Russie. Le régime de Poutine est une lourde épreuve qui nous a été envoyée, et il faut la traverser avec honneur. J’espère que mon peuple saura se surpasser, cela est déjà arrivé dans notre histoire. Plusieurs de mes amis ont quitté la Russie, car ils ne voyaient plus aucune raison de rester, mais moi je reste, car j’espère ce retournement intérieur.»

Deux ans après la tentative d’empoisonnement dont elle est victime, Anna Politkovskaïa gît en bas de chez elle, dans la cage d’escalier. Fauchée dans son élan et son courage, elle n’aura pas eu le temps de frissonner sous l’air mordant de l’hiver tout proche et de sentir le parfum de sa rue au nom de forêt.

Quatre suspects ont été arrêtés, trois Tchétchènes et un officier du FSB. Nombreux soupçonnent Ramzan Kadyrov, premier ministre prorusse de Tchétchénie, d’avoir commandité le meurtre. Voilà ce qu’elle en disait, dans un de ses derniers articles: «Le Kremlin nourrit régulièrement en son sein des bébés dragons, qu’il doit continuer à satisfaire pour les empêcher de mettre le pays à feu et à sang.»

Les citations sont tirées de «Hommage à Anna Politkovskaïa», collectif, Éd. Buchet Chastel (2007)

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